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Ismaël

Pour des raisons éthiques, aucune photo n' a été prise dans les espaces d'accueils réservés aux occupants du centre.

Ismaël n’a pas vraiment de maison et en Birmanie, il y en a beaucoup comme lui. Il vit sur une minuscule planche de bois rongée par l’humidité. Pour éviter les rats et la bouillasse de détritus du trottoir, il a surélevé son plancher de quelques centimètres et l’a recouvert d’un drap troué. Aux côtés de sa collection de couvertures effilochées, des cadavres de chaussures  s’entassent et un bidon en plastique bleu sert de toilette et attire les mouches. C’est ici qu’il passe ses journées, la plupart du temps allongé sur sa planche de bois. Il attend que sa famille lui rende visite mais jamais personne ne vient.

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vue de ma chambre

Entre deux siestes, il observe en baillant sa voisine d’en face qui comme un automate, effectue les mêmes gestes à longueur de journée. Les rides creusées par le temps, cette vieille dame est d’une autre époque. Elle ne parle pas et surtout ne tient pas en place. Sa propre planche de bois étant deux fois plus haute que celle d’Ismaël, son dos courbé  et sa petite taille l’oblige à refaire sans cesse de minuscules marches pour pouvoir monter sur son parquet improvisé. Chaque matin, elle se lève et pétrit un mélange de boue et d’argile qu’elle prend directement du sol saturé de déchets plastiques. Avec cette mixture pâteuse  elle sculpte un petit escalier devant son entrée. Perfectionniste et certainement maniaque, elle recommence ce dur labeur trois ou quatre fois par jour sous les yeux fatigués d’Ismaël qui n’a personne à qui parler.

Plus d’une centaine de planches en bois comme celle d’Ismaël et de sa voisine émergent du sol et accueillent des réfugiés ethniques, des sans abris ou encore des personnes gravement malades. Ici, c’est un curieux mélange entre hôpital, maison de retraite et camp de réfugiés. Dans ce labyrinthe de couleurs et d’odeurs, il est parfois difficile de s’orienter. On y croise un bon nombre de volontaires cherchant  parfois une échappatoire lorsque les effluves des vieux bidons bleus se font insupportables. Parmi tout ces rescapés, Ismaël est un peu un oublié. Il est situé à l’écart des autres dans un angle de trottoir. Dans cette fourmilière, sa vieille planche est difficile d’accès, cachée derrière un ancien local abandonné.

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Autre vue de ma chambre

Je lui rends visite tous les jours. Le matin, il grelotte dans ses vêtements que la nuit a rendus humides.  La hauteur très basse de son toit de tôles m’oblige à me recroqueviller pour rentrer dans son monde. Je soulève son corps frêle et le place péniblement sur son fauteuil roulant. Dépourvu de pneus, il roule uniquement sur les gentes qui grincent à chaque secousse. Je le pousse difficilement sur les sentiers accidentés. Parfois nous croisons d’autres occupants du centre qui rentrent de la prière à la stupa* du coin. Avec leurs chaises roulantes rafistolées façon système D, ils roulent en groupe et râlent en symphonie. On dirait un gang de mafieux retraités en BMW et gentes alu qui rentrent au quartier général. Avec Ismaël, on les charrie un peu et ils rigolent au passage. Celle qui râle le plus c’est « grumpy granny » *. Elle nous fait toujours des grimaces et s’efforce de râler un peu plus que les autres.

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Avec Ismaël,  nous passons beaucoup de temps ensemble. En plus d’être mon patient, il devient mon ami. Très renfermé, Je grignote  peu à peu cette carapace qu’il s’est formée pour ne plus souffrir. Ismaël était professeur de sport et a appris l’anglais en Malaisie, pays où il a travaillé plusieurs années avant de revenir chez lui en Birmanie. Au rythme des années scolaires, le sport était son outil principal pour inculquer aux adolescents les valeurs qui l’animait comme le respect et la tolérance. Père de famille comblé, il subvenait aisément aux besoins de sa famille.

Un soir où il rentrait chez lui en voiture, il fut pris de vertige et sa jambe gauche se paralysa brusquement l’empêchant d’utiliser la pédale d’embrayage. Il réussit à stopper rapidement son véhicule évitant ainsi un carambolage. Prisonnier de l'auto accidentée, son bras gauche se paralysa aussi et l’angoisse l’envahit. Avec sa seule main valide, il appela les secours et le diagnostic d’AVC tomba quelques heures après. Dans ce pays où la couverture sociale n’existe pas et avec des économies insuffisantes,  sa famille refusa de payer. Pour couvrir ses frais médicaux il  vendit sa maison. Sa femme le quitta  et il fut accueilli dans ce centre d’accueil.

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L'acupuncteur du centre avec qui je faisais équipe

Ismaël a finalement le cœur tendre. Son regard pétillant surprend lorsque l’on connait ses conditions de vie. Nous refaisons le monde tous les après midi devant une tasse de thé et chaque jour, il sourit un peu plus. Entre deux beignets pleins d’huile, nous discutons de sa fille qui étudie en Malaisie. Elle ne lui donne plus de nouvelle et pourtant dès qu’il reçoit un peu d’argent (je ne sais pas comment), il lui envoie. C’est peut être ça un vrai père. Quelqu’un qui donne tout sans jamais recevoir, juste par amour.

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Avec d'autres patients dans la salle de consultation

C’est toujours avec une grande joie qu’il m’accueille quand je me présente devant sa porte, ou plutôt sa planche. Demander l’aide d’un tiers ne fait pas partie de ses habitudes  alors quand je lui propose de lui faire des consultations d’ostéopathie, il se met à pleurer. L’acupuncteur du centre lui fait miroiter qu’il a des chances de remarcher un jour mais la réalité est bien différente.  Malgré sa souffrance et son hémiplégie, il garde espoir. D’ailleurs, c’est tout ce qu’il lui reste et c’est ça qui le fait tenir. L’espoir. Ismaël possède cette force intérieure qui ne l’abandonne jamais. Quand tout semble perdu  il montre toujours un courage sans faille. C’est un de ces héros qui continue d’avancer même quand la vie s’acharne. Le privilégié que je suis, prends des claques et surtout tire des leçons. Je m’attache de plus en plus à lui mais comme tout bon voyageur, un jour, il faudra bien repartir.

Je le prépare au départ depuis un certains temps  mais au moment du câlin d’adieu, la douleur tiraille et fait mal en profondeur. Je ne sais pas lequel de nous deux souffre le plus. On se regarde en silence puis on s’étreint. Ses doigts m’agrippent avec force et ne me lâchent plus. Le rythme cardiaque s’accélère et frôle la panique. Il pleure et me supplie de ne pas partir, de ne pas l’abandonner. Mes larmes coulent avec  les siennes. Je suis pétrifié, les genoux à terre pour être à sa hauteur. Enlacé contre lui, je n’ose plus bouger. Je comprends enfin qu’en voyage, il y a des histoires qui passionnent, des rencontres qui bouleversent et des instants qui transportent. Nos bras se délacent puis il y a ce dernier regard, ce dernier sourire, ce dernier souvenir. Je me relève difficilement les yeux humides. Lentement je recule, lentement je pars.

*Gumpy granny : mamie grincheuse

 

* Stupa: structure architecturale bouddhiste

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Avec Ismaël dans la salle de consultation

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