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Les filles d'Arequipa

Au Pérou, la cité blanche d’Arequipa ne possède pas que des restaurants touristiques et de belles rues pavées. Loin du centre, les vieilles voitures toussotent leur gaz grisâtre au milieu des étals colorés. Posées au hasard sur le bas côté, les petites gargotes insalubres remplacent les grandes demeures coloniales. Je me demande bien où nous allons car cet endroit n’est pas très attrayant.

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Un choc brutal fait trembler la carlingue rouillée de notre véhicule qui s’arrête dans la foulée. Sans prévenir, le vieil asphalte a disparu de la route et le trou laissé par son absence délimite les quartiers riches du reste de la cité. Pour ne pas abimer ses amortisseurs, le chauffeur de taxi nous dépose sur une petite pente sableuse et nous continuons à pieds. Accompagné de ma collègue, d’une étudiante péruvienne en ostéopathie et de la responsable d’une association qui aide les démunis, nous grimpons sur l’arrête de la colline qui surplombe la ville. En face de nous, la pelouse flamboyante et immortelle du stade de foot contraste avec les habitations meurtries par le temps. Je m’arrête quelques instants pour regarder au loin. L’air sec se mélange au smog épais et vient nous irriter la gorge. Un frisson parcourt mon corps et je suis pris d’une sensation étrange. Il règne ici une impression d’ailleurs, celle qui fait qu’on se sent loin de chez soi et qui réveille des envies d’aventures. Ce silence séduit et apaise.

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Une borne kilométrique en torchis traîne à mes pieds. Elle est ornée d’un ancien tag en forme de cœur transpercé par une flèche et me délivre son message : « Amor ». Le mot y est sculpté au dessus du symbole de l’amour. Ici, la passion n’est pas gravée dans la résistance intemporelle du marbre mais bien dans la fragilité éphémère de la terre. Serait-ce une épitaphe ? Et si cette borne était en réalité une stèle, l’amour serait-il enterré dans ce lieu oublié de tous ? Ma collègue me tape sur l’épaule et me fait signe d’avancer.  Je continue de suivre le sentier mais je reste perdu dans mes pensées. Il y a quelque chose de différent ici et je n’arrive pas à l’expliquer. Finalement, les mystères de ce lieu ensorcelant captivent mes sens et mon imagination.

 

Un peu avant le sommet, nous bifurquons à droite pour nous arrêter devant une habitation. Un papa courbé par le temps nous accueille avec le sourire et nous fait la visite. Il y a encore quelques années, les murs de pierres s’effritaient et la toiture percée laissait rentrer l’humidité dans la bâtisse. Grâce à l’aide de la ville, la maison est maintenant rénovée et les conditions de vie à l’intérieur sont plus convenables. Mais pour ce père de famille dont la femme est partie trop tôt, subvenir seul aux besoins de ses enfants reste difficile. Son vieux corps fatigué essaye tant bien que mal de continuer à travailler mais l’emploi est rare en cette saison.

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Avec ma collègue et le papa des filles

Nous sommes ici pour ses filles. Il en a cinq et quatre d’entre elles ont la poliomyélite. Encore un nom scientifique qui ne veut rien dire et qui vient se rajouter à une longue liste de mots indigestes que personne ne comprend. En réalité, cette saleté infectieuse vous bouffe de l’intérieur et  vous bouffe la vie aussi. Tout commence par une simple fièvre mais très vite les muscles s’endolorissent, le corps se déforme et même après la guérison, il reste toujours des traces qui persistent jusqu'à la fin. La maladie est éradiquée dans presque tous les pays du monde et le pire c’est qu’il existe un vaccin. En France, il est obligatoire.

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Fauteuil roulant fabriqué façon système D

Nous entrons en silence dans une petite chambre de quatre lits et ces jolies demoiselles nous saluent chaleureusement. La pièce est sale et les murs débordent de posters de boys band japonais aux coupes de cheveux déjantés. C’est ici que nous allons travailler pour la journée.  Je repense au tag sur la borne kilométrique qui prend tout son sens ici. Aujourd’hui nous sommes ostéopathes du cœur. Les lits feront office de tables de manipulation car les filles sont presque entièrement paralysées et nous ne pouvons pas les déplacer. C’est avec stupeur que nous apprenons qu’elles ne mangent qu’un fruit ou deux par semaine et que le nombre de repas par jour est loin d’être suffisant pour assurer leurs besoins. Pour l’instant, la famille n’a même pas de quoi payer les médicaments. Un peu gênés d’être arrivés sans nourriture ni cadeaux, ma collègue et moi échangeons des regards honteux et nous nous excusons de ce manque de politesse mais les filles s’en moquent explicitement. Le plus important c’est de relever la tête et de sourire. Leur joie de vivre et leurs rires rechargent tous les matins les batteries de leur père et même s’il ne parle pas beaucoup, ces yeux expriment ce que le cœur ressent.

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Les blagues fusent et nous prenons part à leurs discussions. Apparemment, la musique et les films d’animations c’est leurs trucs. Elles en raffolent et en écoutent à longueur de journée  car elles ne peuvent pas aller plus loin que le rebord de leur lit. Peut être que le septième art leur permet d’être actrice de leurs vies ?

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Les consultations se déroulent à merveille et réchauffent aussi bien les patientes que les ostéopathes. Je manipule leurs corps frêles et déformés avec la plus grande délicatesse pendant que leurs yeux pétillants me regardent fixement. Progressivement leurs membres recroquevillés sur eux-mêmes se détendent et leurs regards s’évadent. Elles finissent par s’abandonner totalement aux manipulations comme si elles ne faisaient qu’un avec mes mains. Et l’espace d’un instant, le temps semble s’échapper pendant que nous déambulons ensemble dans une danse parfaitement orchestrée. Comme une valse puissante, l’anatomie, lentement, se débloque, se désarticule, s’apaise et se sauve. Les corps endoloris deviennent plus malléables, aussi souples et légers que leurs âmes soulagées et la quiétude de leurs regards.

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Les premiers bâillements des filles annoncent la fin des séances et c’est toujours quand vous vous y attendez le moins, que la vie vous donne la leçon dont vous aviez besoin. De façon inattendue et malgré la faiblesse des muscles de sa nuque, une des filles relève légèrement la tête vers nous et désire se lever. Nous la sortons délicatement du lit et la portons à deux jusqu'à la verticale. Se tenant fermement à l’étudiante qui m’accompagne, ses muscles affaiblis se détendent puis s’étirent jusqu'à toucher le sol. Elle souhaite mettre ses petits pieds dans mes immenses chaussures laissées en bas du lit. Une fois chaussée, je m’écarte pour prendre une photo d’elle enroulée dans les bras de l’étudiante comme si c’était son tuteur. A travers l’écran minuscule de mon appareil je perçois la grandeur du moment. Ma patiente est fière et moi aussi. Je préfère regarder le spectacle de mes propres yeux et tant pis si la photo est mal cadrée. Ensemble nous l’applaudissons les yeux rougis par l’émotion. Je l’observe debout, dans mes baskets européennes et cette sensation étrange m’envahit à nouveau. J’ai la chair de poule. Et si c’était ça le bonheur ?

Ma patiente avec mes chaussures dans les pieds après la consultation qui se lève grâce à notre amie étudiante

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Quand les filles finissent par s’assoupir sur leurs matelas douillets, nous quittons en silence la vieille bâtisse et mon esprit, encore enchevêtré dans les injustices de la vie, se trouble. Les pieds dans le sable, je m’enfonce dans mes pensées. Comment la vie fait-elle pour venir vous bousculer au bon moment ?

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Je suis à nouveau sur le flanc de cette colline et j’ai l’impression de redescendre du ciel. La pelouse du stade de foot est toujours aussi verte et la ville en plein milieu est toujours aussi terne. Le contraste ne me séduit plus vraiment. Quand mon regard quitte l’horizon, je m’aperçois que je me suis arrêté au même endroit que tout à l’heure. Décidément, cette borne kilométrique vient encore me hanter. Je respire profondément et je repense a mes patientes qui m’ont offert cette danse salvatrice : Rosemary, Délia, Gloria et Maribele. Je souris intérieurement et je comprends enfin que cette fichue borne n’est pas une stèle mais une direction à suivre. L’amour n’est pas vraiment enterré ici, il est juste un peu plus haut, dans cette maison au sommet de la colline.

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