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Réussir ou mourir

« Je crois que je n’ai jamais eu de répit. La vie m’a malmené pendant des années et ce n’est que maintenant que j’arrive à souffler. J’ai vu beaucoup de gens disparaître autour de moi. Alors je me suis concentré sur mes enfants. J’ai tout fait pour eux. Je me suis sacrifiée pour leur offrir un bel avenir. Mais je ne n’accepte pas leurs choix. Mes filles auraient pu faire mieux. Aujourd’hui, je me repose sur mon petit dernier, plein de potentiel. Je veux qu’il aille étudier en Allemagne, c’est mon dernier espoir… »

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Osh, Kirghizistan

Après le décès prématuré de son père, Alima assume son rôle d’aînée et décide de prendre en charge ses trois jeunes frères. Dès l’adolescence, elle travaille dur et fait vivre l’ensemble de sa famille. Dans l’ancien empire soviétique comme dans le Kirghizistan actuel, les aides financières sont inexistantes et l’héritage du défunt apiculteur composé uniquement de 3 tonnes de miel n’aide pas vraiment à payer le loyer.

Quelques années après la disparition du papa, un des frères décède à son tour. La famille vacille et Alima aussi. Chaque soir, elle rentre épuisée du travail et pleure devant les pots miel qu’elle mettra 15 ans à terminer. Pour oublier sa peine et apaiser le sentiment d’abandon, elle se marie. Aimer un homme l’aiderait certainement à remonter la pente. A 15 ans, elle devient mère pour la première fois mais à 20 ans, son époux est victime d'un accident. Malheureusement, les vieux hôpitaux soviétiques ne sauvent pas beaucoup de vies et Alima se retrouve seule avec trois filles.

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Alima se retrousse les manches et pour ne plus souffrir elle décide de déménager dans la vieille bâtisse familiale abandonnée depuis les années 50. Avec courage, elle ponce, casse, visse, démonte et remonte. Elle rénove courageusement la demeure pendant plusieurs années et en fait une maison d’hôte. Pour être autosuffisante, elle plante pendant 15 ans des arbres fruitiers dans sa petite cour et aujourd'hui, le jardin regroupe tous les types de fruits que l'on peut trouver dans le pays.

Parce qu’elle souhaite absolument voir ses filles étudier, elle arrive à faire tourner son petit business et paye l’université aux enfants. Pendant qu’elles sont à l’école, elle s’acharne au travail et s’occupe seule de sa mère paralysée et atteinte d’Alzheimer. Les filles tombent amoureuses et se marient après leurs diplômes. Tout va trop vite et Alima n’est pas d’accord. Elle souhaiterait les voir poursuivre leurs études encore plus loin. La réussite, c’est tout ce qui compte.

Mais malheureusement les filles ne travaillent déjà plus et s’occupent de la progéniture pendant que les maris ramènent l’argent. Alima digère mal la trahison car l’objectif n’est pas rempli. Toutes ces années de dur labeur pour rien. Tout ça parce que les filles ont choisi une vie différente.

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La roue tourne et elle rencontre un homme. La vie est enfin de son côté. Avec lui, elle peut avoir un autre enfant et réaliser son rêve de le voir réussir sa vie. Et puis, elle a toujours voulu avoir un fils. Coup de chance, c’est un garçon ! Aujourd’hui, il a 13 ans. Comme elle le répète souvent, c’est son dernier espoir alors le gamin a intérêt à obéir. Mais le couple est fragile et ne tient pas. Après quelques mois, l’homme disparaît et ne donnera plus jamais de nouvelle. Les schémas familiaux se répètent et une fois de plus, Alima élève seule le petit dernier. Elle souhaite en faire une exception et veut qu’il ait une vie extraordinaire, médecin ou avocat ferait l’affaire. Dès ces premières années, il n’a pas une minute à lui. Entre les maths, l’anglais, la littérature et les sciences, jouer aux échecs est le seul loisir autorisé.

J’observe attentivement une longue partie qu’il mène contre un voyageur de passage. Le petit va-t-il gagner contre ce joueur plus expérimenté ? Il défend en déplaçant son fou pour protéger sa tour. Mais le gamin est sceptique et commence à douter de sa stratégie. De mon côté, je réfléchis et comme lui, le doute m'envahit. Est-ce à travers notre propre vision de la réussite que nous devons élever nos enfants ? Le bonheur se résume t-il à l’excellence?

En plus du russe, du kirghize et de l’anglais, il se trouve que le petit parle aussi l’allemand, langue maternelle de son adversaire, qui finira après deux jours de lutte acharnée, échec et mat pour le plus grand bonheur de sa maman.

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Dans le labyrinthe du marché au coin des vendeurs de vélo, je parle à un jeune. Il gagne sa vie en frappant le fer avec son gros marteau. Du haut de ses 16 ans, l'adolescent m'explique dans un anglais parfait qu'il rêve d'étudier. Il est passionné d'Histoire et me refait celle de la France qu'il apprend dans des vieux livres. Entre l’Édit de Nantes imposé par Henry IV et l'abdication de Napoléon, je me sens ridicule et surtout ignorant. Avec son sourire bienveillant, il me fait comprendre que sa vie, il la passera le marteau à la main, entre les vélos du marché et le coin des ferrailleurs. 

 

Peut être que le dévouement d'Alima a finalement du sens, peut être que son choix est légitime. L'amour d'une mère pousse parfois à l'incompréhension d'un fils mais certains sacrifices peuvent sauver des vies. Contrairement au jeune ferrailleur, le petit d'Alima ira à l'université...

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Alima est heureuse, enfin ! Le garçon progresse vite et l’argent rentre. Même si son bonheur tient dans sa volonté de contrôler la vie du gamin, tout roule comme sur des roulettes. Il ne peut pas encore comprendre et de toute façon, il fera ces études en Allemagne.

Alima rencontre un troisième homme. Il accepte bien l’enfant et apprend à le connaître. Puis un jour comme un autre, il fait un AVC. Les médecins sont formels, ses jambes ne bougeront plus jamais et au niveau cérébral, c’est un légume. Elle s’occupe de lui une fois de plus avec courage. Mais c’est trop pour elle et ses petites épaules. Elle craque tous les soirs car elle n’est plus dans le contrôle. Elle n’arrive pas à gérer seule la maison d’hôte, le mari malade et les devoirs du petit.  Au bout de trois ans, le miracle tant attendu arrive et la vie offre une deuxième chance au couple. L’homme récupère la motricité, se relève sans difficulté et retrouve une capacité cérébrale suffisante pour être autonome. Les médecins sont perplexes et se sentent surtout ridicules.

Tout est bien qui finit bien. Alima va mieux et l’homme remarche enfin. Les pions de l’échiquier sont en place et une nouvelle partie peut commencer : l’Allemagne se rapproche pour le gamin et même s’il n'est pas très heureux, au moins, il aura un bel avenir...

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