Un air de musique
Pas de bruit et un peu de paix. Enfin un endroit à Ho Chi Minh où les moteurs endiablés n’agacent pas l’oreille. Dans la capitale du pot d’échappement et du klaxon, les parcs vietnamiens servent de refuges thérapeutiques. Sur mon banc salvateur, je ferme les yeux en jouant quelques airs de guitare loin des foules. Une silhouette s’avance avec un regard curieux. Tung se présente dans un anglais parfait et veut essayer l’instrument. Pour se mettre en confiance, il frotte timidement quelques cordes puis accélère le rythme avant de pousser la chansonnette. Ma mélodie grossière se transforme en récital et j’ai le droit à un concert privé. C’est Woodstock après l’heure. Hendrix, Santana, Joe Cocker… Je suis en carré VIP avec un virtuose du grattage de corde en plastique. Tung chante dans toutes les langues et tous les styles. Il me fait une dédicace spéciale France avec Brel, Aznavour et Moustaki sans comprendre que le trio gagnant est belge, arménien et grec. Le final est éblouissant mais les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Il raconte l’histoire d’une certaine Fernande mais de ses copains d’abord. Tung, c’est mon prof de guitare. Tous les après midi, je reçois un cours individuel sur California Dreamin’. En écoutant mes fausses notes, il m’annonce avec tendresse que pour moi, le chemin de la musique sera long et sinueux. En même temps, je m’en doutais.
Tung a toujours voulu faire des études car il pense qu’un diplôme rime avec bonheur et réussite. Mais comme toujours, la guerre a éclaté au mauvais endroit et au mauvais moment. Vivant au Sud Vietnam, il s’engage en 1965 dans l’armée aux côtés des américains. Il a 19 ans. Pendant dix années, il parcourt le pays et combat dans les jungles humides contre l’ennemi invisible. Les américains l’apprécient et de toute façon, un fusil de plus dans les rangs, c’est toujours bon à prendre. Auprès de son escouade anglophone, il apprend la langue et la guitare. La communication avec ses amis soldats s’améliore et la musique renforce le moral des troupes. Lors d’un après midi plus meurtrier que les autres, son hélicoptère se fait mitrailler et s’écrase lourdement sur le sol. Deux de ses amis périssent dans cette attaque mais lui, respire encore. Sa jambe a été pulvérisée par un débris métallique. L’évacuation est rapide et l’armée le transfère dans un hôpital militaire américain.
Dans son malheur, Tung remercie l’oncle Sam pour sa bonté. Il est vivant et les belles infirmières aux mains ensanglantées s’occupent de lui. Il reste alité plusieurs mois et tient le coup uniquement grâce à une radio qui diffuse des chansons françaises en continu, celles qu’il chante encore aujourd’hui. « Brel et Brassens ont sauvé ma vie », c’est ce qu’il me raconte en souriant. Les mélodies françaises le bercent chaque jour et soulagent les douleurs. A force de les écouter en boucle, il réussit à les fredonner par mimétisme sans en comprendre la signification. Blessé de guerre, il n’est plus question d’aller au combat et il est temps de profiter de la vie. Il reçoit une pension de l’armée qui lui permet de manger presque à sa faim. Seulement, après la réunification des deux Vietnam et la naissance de la république socialiste en 1976, l’armée lui supprime sa retraite. La guerre est finie alors débrouille toi tout seul. L’oncle Sam a finalement abandonné son héros et aujourd’hui Tung est à la rue.
A Ho Chi Minh, le calme n'existe pas. Ici, dérangé par un groupe de photographes qui m'a pris comme modèle pendant que je jouais de la guitare sur un banc
A 71 ans, il dort comme beaucoup d’autres sur son petit Honda Wave. Recroquevillé sur lui même, le dos contre la selle et les pieds sur le guidon, le Wave n’est vraiment pas le scooter le plus confortable. Même s’il passe toutes ses nuits dehors, Tung a toujours l’air heureux et sourit en permanence. Après toutes ces années passées dans la rue, il connait bien les combines. La plus rentable reste celle du carnet bleu. A l’intérieur, il y a des recommandations écrites en plusieurs langues. Grâce à elles, il arrive à convaincre certains touristes de lui donner un peu d’argent en échange d’une visite guidée de la ville et d’un autre commentaire sur le carnet. Entre deux révisions de California Dreamin’, je cherche avec lui quelques touristes pour développer son business. Mais le client reste timide et pense à une arnaque. Tung ne cesse de me répéter que : « De nos jours, tout le monde se méfie de tout le monde».
N’ayant jamais eu d’enfant, il aide un adolescent qui veut apprendre l’anglais. Ironie du sort, le jeune s’appelle comme lui. Tung et Tung sont comme père et fils. Tous les après midi, le gamin vient au parc pour son cours de langue et moi, pour ma leçon de guitare car California Dreamin’, ce n’est pas facile. Les parents du jeune Tung sont plutôt rudes alors les cours d’anglais sont une excuse pour s’évader. Un jeune vietnamien en pleine crise d’adolescence et un voyageur français bien paumé suivant l’enseignement d’un sans abri épanouis. La conjoncture est insolite.
Avec le jeune Tung
Le vieux sage veut absolument que je reste avec lui pour démarrer une agence touristique où j’endosserai le rôle du rabatteur et l’argent servirait aux études du gamin. Comme il le dit si bien, trois hommes, trois générations différentes mais une famille. Seulement, la réalité est différente et les voyageurs ne font que repartir…
Pour la dernière soirée, c’est ma tournée ! Il me trouve un resto aux tarifs défiant toute concurrence. Nous sommes dans la banlieue de la banlieue et ici, on mange avec les doigts, les fesses sur le trottoir. Le repas est frugal et la boisson de la fin infecte. Je me force à boire cette mixture verdâtre remplie d’algues visqueuses et je paie la note pour nous deux. Sur le chemin du retour, il slalome entre les milliers de mobylettes qui nous pourchassent sur la voie rapide. Inconfortablement assis à l’arrière, je suis obligé de tenir fermement ma guitare qui tape contre les rétroviseurs. On évite de justesse un type qui ne fait pas l’angle mort et je serre les fesses pour garder les vitamines de la boisson visqueuse qui taquine déjà mes intestins.
Avec le vieux Tung
Avant de partir, je lui offre quelques Dong (monnaie locale) et lui donne des vêtements pour le gamin. Il m’avoue que si un jour, j’ai besoin de lui, il sera au parc tous les après midi jusqu’à sa fin. Il pleure et moi, je me retiens. C’est toujours comme ça et c’est toujours trop dur. Je reçois toujours bien plus que je ne donne et le déséquilibre me déstabilise toujours autant. Je suis tourmenté par cet adieu trop rapide.
Assis dans un coin, je prends ma guitare et joue quelques notes pour ne plus penser. Involontairement j’essaye de jouer les mélodies du vieux Tung. L’apprentissage de la musique est toujours aussi compliqué. Certaines mélodies vous envoûtent et parfois, sans aucune raison, tout sonne faux malgré vos efforts. La vérité me rattrape. Le vieux avait bien raison : le chemin est vraiment long et sinueux mais il vaut la tentative. Ironie du sort, je ne sais toujours pas jouer California Dreamin’.