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Pour des raisons éthiques, aucune photo n' a été prise dans les espaces d'accueils réservés aux occupants du centre

Au milieu des moines

Plus j’avance et  plus on me dévisage. Dans ce chaos, les vendeurs de thé et de beignets frits cohabitent avec les coiffeurs et les mécaniciens.  Où est donc ce fameux centre d’accueil dont on m’a tant parlé ?

Au sommet d’une petite colline,  les moines m’accueillent avec leurs sourires habituels. Ce centre en Birmanie est un lieu de méditation où chacun peut travailler sur soi tout en aidant son prochain. Cette structure abrite tout un tas de personnes, moines, malades et handicapés, sans abris et réfugiés. Des centaines voir des milliers de gens dans le besoin vivent ici. La plupart d’entre eux reste dehors sur de petites planches en bois surélevées de vingt centimètres pour éviter les rats et les inondations pendant la saison des pluies. Un grand toit de tôles vieillissantes apporte aux malheureux incommodés un peu d’étanchéité lors de la mousson. Un peu plus loin, les locaux sont en meilleur état et un hôpital improvisé est en construction. Des patients s’y entassent dans la sueur et la saleté tandis que les tuberculeux sont à part dans des minuscules cases à côté des dortoirs plus confortables pour mamies centenaires.

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Chaque matin c’est la même routine. Quand le gong sonne à 4h30, je me réveille difficilement et saute de ma planche en bois, les muscles encore engourdis, pour aller méditer en silence avec les autres mais la nonne qui nous instruit insiste pour me donner des cours particuliers. Toutes les fins de matinée, je la rejoins, seul,  dans une salle sombre. Je m’assois parterre en croisant les jambes et je fais le vide en moi. Au bout d’une heure, les crampes et les picotements me forcent à bouger légèrement. Je rouvre les yeux et ma prof particulière, le crâne rasée avec sa belle toge rouge me bloque les genoux en soufflant à mon oreille la seule phrase d’anglais qu’elle connait : « Try hard and never give up* ». Au bout de deux heures d’efforts, les larmes coulent de mes yeux et la séance s’arrête.  A causes des engourdissements, je mets 30 minutes à me relever car je ne sens plus mes pieds. Epuisé après seulement quelques jours par cet enseignement fastidieux, je finirai par me cacher sous les lits du dortoir des filles pour éviter que ma tendre professeure ne me trouve.

L’après midi, je fais un tour parmi les personnes les plus abîmées du centre. Grâce aux mimes et à quelques mots d’anglais, je pratique des massages sur ceux qui le souhaitent mais l’hygiène reste un problème de taille. Sans eau courante ni désinfectants, je ne peux pas poser les mains n’importe où.

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L’équipe de volontaires dont je fais parti effectue un travail admirable. Toujours souriante, elle illumine aussi bien mes journées que celles des habitants du centre. Quand certains donnent des cours d’anglais aux jeunes enfants, d’autres partent récolter de la nourriture avec les moines. Ce ne sont pas les projets qui manquent, promouvoir le tri des déchets, installer des bacs à composte dans la rue, laver et promener chaque patient… Comme dans une fourmilière, nous jouons tous un rôle essentiel et chacun fait sa part.

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 Après avoir discuté avec quelques infirmières, je me retrouve dans une petite pièce avec un acupuncteur coréen, un masseur italien et un autre mexicain. Quatre tables en bois et un bureau minuscule font office de salle de consultation. Quelques affiches poussiéreuses se décollent des murs et laissent apercevoir des points d’acupunctures sur un schéma du corps. La chaleur pesante et l’humidité très élevée rendent l’air suffocant et les manipulations physiquement difficiles. Dans l’inconfort le plus total, les patients s’installent aisément sur ces tables dépourvues de mousses amortissantes.

Les patients sont aussi bien des moines que des malades. Chaque jour ils sont plus nombreux et la gestion de l’emploi du temps devient rapidement insurmontable. Très vite, une file d’attente de plusieurs heures apparait et mon moral commence à baisser. Pour me rassurer, je peux compter sur l’aide d’un petit garçon qui s’obstine à me faire rigoler avec ses grimaces. Avec son maillot de foot d’Arsenal un peu taché, il passe ces après midi à mes côtés et encore aujourd’hui, je ne sais pas où sont ses parents.  

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Etant dans l’incapacité d’être efficace après 7h de travail, je suis obligé de refuser de nouveaux patients. Trop de personnes attendent et impossible de savoir qui est arrivé en premier.  Choisir qui aura une consultation et qui n’en n’aura pas est éthiquement difficile. C’est la raison pour laquelle je décide d’arrêter totalement l’ostéopathie dans cette salle et de concentrer mes journées sur deux cas compliqués qu’une infirmière m’a présentés. Dans cette communauté bouddhiste, je deviens malgré moi ostéopathe à domicile.

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Mon premier patient est un jeune moine d’une vingtaine d’année au nom imprononçable. Accidenté de la route depuis son enfance, sa colonne vertébrale forme constamment un angle de 40 degrés avec ses jambes. Depuis plus de 10ans, il ne marche que quelques mètres par jour et aucun examen complémentaire n’a été fait. En fait, personne ne s’en préoccupe vraiment.  Il vit avec tous ses frères également moines et l’un d’entre eux parle un anglais approximatif.  Je leurs rends visite tous les matins et ils m’ouvrent la porte avant même que j’ai le temps de frapper. Il n’y a pas grand-chose dans cette pièce. 4 lits et une table. Même s’il est interdit de tuer un être vivant pour un moine, je remarque quelques tapettes à mouches et des produits anti-moustiques…

Je manipule  mon nouvel ami et dirige sa rééducation pendant 1 heure ou 2. En l’absence d’ergothérapeute, j’essaye de le conseiller pour améliorer ses déplacements et son quotidien mais l’absence de matériels à cause de la vie monastique ne facilite pas le travail. Après une longue consultation, on m’offre à manger et nous refaisons le monde. Assis sur sa chaise, mon patient me raconte qu’il rêve de fonder son propre centre de méditation et de parole afin de pousser les gens à l’altruisme et surtout à s’aider eux même. Avec son frère qui traduit en anglais, j’ai le droit à deux profs particuliers de bouddhisme et je deviens rapidement leur élève.

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Ismaël est mon patient de l’après midi. Il est hémiplégique du côté gauche depuis plusieurs années suite à un AVC. Ses conditions de vies sont extrêmement difficiles. Il est persuadé de pouvoir remarcher un jour et il pense y arriver grâce aux séances d’acupunctures. Au moins, cela renforce sa confiance et lui donne un objectif : celui de tenir bon. Rempli de tristesse, je ressens son chagrin et son désespoir. Ensemble, nous travaillons dur et passons beaucoup de temps à discuter. Je lui rends visite tous les jours et je joue les psychologues. L’espace d’un instant, je deviens l’ami intime, celui qu’il a toujours cherché.

Une connexion assez forte nous relie. Grâce à lui, ma vision de l’ostéopathie et de la santé évolue, celle de la vie aussi. Avec lui, je développe aussi bien mes mains qui palpent que mes oreilles qui écoutent. Dans les cabinets occidentaux, travailler dans la précipitation et diminuer la durée des consultations pour faire plus de profit est devenu commun. Ici, je prends mon temps. Psychologie et techniques manuelles ainsi que discussions philosophiques et confidences sont les clés qui me permettent de soulager Ismaël. L’important ne réside pas vraiment dans la manipulation mais dans l’échange. Praticien et patient sont au même niveau, il apprend de moi et j’apprends de lui.

 Sur les pistes caillouteuses laissées par l’écoulement de la dernière pluie, je le pousse dans son fauteuil roulant en mauvais état puis je l’installe délicatement devant une table d’un petit salon de thé où nous avons l’habitude de discuter. Parler et échanger,  c’est son moment préféré de la journée. Sa langue se délie et progressivement, il s’ouvre à moi. Quelqu’un s’intéresse à lui et ça le rend heureux. Parfois j’ai l’impression que la solitude et l’isolement social peuvent détruire bien plus  qu’une maladie ou un handicap. Ismaël me parle de sa fille. Même si elle ne lui rend jamais visite, il l’aime et c’est ça qui compte. Pendant qu’il me sort ce qu’il a sur le cœur, une sensation bizarre m’envahit. Soudain, je comprends ce qu’il m’arrive. Je viens de me prendre une grosse claque, celle qu’un thérapeute reçoit lorsqu’il s’intéresse profondément à ses patients, celle qui te fait comprendre que tu ne fais pas ce métier pour rien. Malgré ses conditions de vie insoutenables, ses yeux pétillent et ses pommettes rougissent juste parce que pour la première fois de sa vie Ismaël à une oreille qui l’écoute. Cette claque, je me la prends en pleine face. Ce que je pensais impossible se réalise : au coin d’une lèvre, il sourit.

*Continue d’essayer et n’abandonne jamais

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Pour découvrir l'histoire d’Ismaël, c'est par ici 

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